La fin du modèle universitaire étatsunien
Étudiants et professeurs sont désemparés face aux coupes financières du gouvernement US au prétexte d’antisémitisme à Columbia. Une situation alimentée notamment par des activistes pro-Israël.
Entretien avec Thomas Dodman, Associate Professor of French at Columbia University sur Blast
L’atmosphère à Columbia est viciée depuis le début de la guerre entre le Hamas et Israël. « Le campus est très calme, décrit Thomas Dodman, puisque nous sommes comme confinés depuis un an. Et il n’y a quasiment pas d’activités et encore moins de manifestations à l’intérieur. »
L’université Columbia à New York est la cible croisée d’activistes pro-Israël et de l’administration Trump, trop heureuse de présenter des défenseurs de la cause palestinienne en suppôts du Hamas et en terroristes potentiels. Après l’arrestation de Mahmoud Khalil le 9 mars au soir devant la porte de sa résidence étudiante sous les yeux de sa femme enceinte de huit mois, l’entêtement du gouvernement Trump à bafouer sans scrupule le premier amendement de la Constitution des États-Unis s’intensifie.
L’étudiant, fraîchement diplômé (en relations internationales), disposait jusqu’à ce jour d’une carte de résident (carte verte) mais il fait depuis longtemps l’objet de dénonciations de plusieurs groupes pro-Israël au motif qu’il serait antisémite et distribuerait des tracts pro-Hamas. Ce qui est totalement faux si l’on en croit des témoins sur place joints par téléphone. « Khalil est utilisé comme un symbole. C’est un militant, certes, il manifeste alors que cela est devenu illégal. Il est vrai qu’il y a eu des actions qui ont débordé depuis le 7 octobre 2023 et l’incursion meurtrière du Hamas en Israël mais il n’y a pas plus d’antisémitisme à Columbia qu’ailleurs, c’est quelqu’un de plutôt doux. »
Emmené d’abord dans un centre de rétention dans le New Jersey, on a pu apprendre que le 11 mars, un juge fédéral a finalement fait suspendre l’expulsion de Mahmoud Khalil souhaitée par le gouvernement Trump. En effet, cette décision ne peut être ordonnée que par un juge de l’immigration. Ce dernier a par ailleurs seul le pouvoir de prononcer le retrait d’un visa ou une carte de résident à un étranger en fonction de faits et textes spécifiques. Le même jour, à Manhattan, des centaines de manifestants demandaient la libération de l’étudiant de Columbia soutenus par des groupes de juifs américains progressistes estimant la sanction disproportionnée par rapport à l’engagement de Khalil. Certains allant jusqu’à dénoncer une nouvelle forme de McCarthyisme. Khalil serait actuellement détenu dans un centre rétention en Louisiane.
Que lui reproche-t-on ? Un sit-in dans une librairie de l’université pour protester contre l’expulsion récente, justement, de trois autres étudiants (peut-être cinq) soupçonnés eux-aussi d’activisme pro-palestinien. Depuis, pour les mêmes raisons, la police new-yorkaise a arrêté neuf autres individus. Khalil, interpellé par des agents du Service de l'immigration et des douanes (ICE) en uniforme a été informé sur le champ que son visa, sa carte verte de résident venaient d’être effacés par le Département d’État, soit le ministère des Affaires étrangères, se retrouvant de fait dans l’illégalité. Il ne s’agit pas là de la première vague d’arrestations d’étudiants basée sur une accusation d’antisémitisme sous la pression de groupes pro-israéliens actifs et efficaces sur les réseaux sociaux où la délation et le ciblage d’étudiants ou de professeurs se fait directement à l’adresse du gouvernement de Donald Trump, photos volées à l’appui.
Délations
C’est une des caractéristiques troublantes de la situation à Columbia. L’espionnite dans l’enceinte même de l’université atteint des proportions inégalées. La tension est si palpable que des étudiants renoncent désormais à venir en cours, craignant de perdre ou leur visa, ou leur carte verte pour des allégations d’antisémitisme. En effet, le gouvernement voit son désir de s’attaquer aux enseignements qui ne lui conviendraient pas rejoint par la volonté de groupes israéliens extrémistes comme Canary Mission qui s’est seul assigné la tâche de pourchasser les individus ou des groupes de gens dont ils estiment sans preuves qu’ils distillent la haine des États-Unis, d’Israël et des Juifs sur les campus nord-américains. Ainsi ce groupe a posté sur les réseaux le portrait de Khalil accompagné de cette mention : « Étranger douteux, alerte nationale. »
Après son arrestation, le gouvernement Trump a dans la foulée supprimé les 400 millions de dollars de subvention alloués à Columbia. La Maison Blanche a affirmé que cette décision correspondait à l’incapacité de l’administration de l’université « à protéger les étudiants juifs du harcèlement antisémite » dont ils seraient l’objet mais dont la réalité est contestée sur le campus même.
Dans ce mouvement rétrograde qui s’évertue à inverser les valeurs, les extrémistes juifs américains ouvrent le chemin à une politique d’exclusion violente d’étudiants étrangers justifié par leur soi-disant antisémitisme. Il est pourtant difficile de penser que les défenseurs les plus acharnés du gouvernement israélien actuel ont quelque chose à gagner à la disparition des universités qu’ils concourent pourtant à détruire en soutenant ou en appelant à des actions de police illégales. Comme le souligne Thomas Dodman, professeur d’histoire à Columbia, ce n’est pas combattre l’antisémitisme que de fermer des universités. « Je suis historien, cela me rappelle mes lectures sur les années 1930. » Il n’en reste pas moins que des carrières sont brisées. Les premières victimes de ces campagnes anti-palestiniennes sont l’ensemble des étudiants étrangers dont les permis de séjour sont suspendus à ce qu’ils sont supposés penser.
Parmi les plus virulents détracteurs de l’université, Shai Davidai professeur contractuel en « business » s’est révélé être un pro-Israël éhonté formulant toutes sortes de fausses accusations contre les gens impliqués dans la cause palestinienne depuis le 7 octobre. Son activisme qui l’a poussé jusqu’à menacer des membres de la direction de l’université dont il jugeait insuffisante son action contre les manifestations de soutien au peuple palestinien. À tel point qu’il a d’ailleurs été exclu de l’université pour ces mêmes raisons en 2024 pour avoir contrevenu aux règles internes édictées par Columbia ; ce qui ne l’a pas dissuadé de continuer à agir. Il fait partie de ces groupes qui font tourner des camions aux abords de l’université affichant des portraits d’étudiants en mentionnant leur supposé alignement pro-palestinien. « Ils ont une force de frappe énorme, lui-même a appelé ouvertement à l’arrestation et à la déportation de personnes de l’Université (dont Mahmoud Khalil) » précise Thomas Dodman.
L’atmosphère à Columbia est viciée depuis le début de la guerre entre le Hamas et Israël. « Le campus est très calme, décrit Thomas Dodman, puisque nous sommes comme confinés depuis un an. Et il n’y a quasiment pas d’activités et encore moins de manifestations à l’intérieur. » La raison pour laquelle tout le monde se tient à carreau, étudiants comme enseignants, est que des agents de l’ICE en civil (chargé de prévenir les activités criminelles et terroristes) surveillent l’établissement de l’intérieur depuis l’élection de Trump. Ils n’ont en théorie pas le droit d’interpeller quiconque sans un mandat signé par un juge signifiant le motif de l’arrestation dans ce lieu privé. « Mais comme les dortoirs sont à l’extérieur, c’est là qu’ils effectuent leurs rafles. » Privés de papiers, les étudiants, sur de simples calomnies peuvent être arrêtés et renvoyés dans leur pays.
Politique de la terre brûlée
D’après Thomas Dodman cela fait partie d’un plan beaucoup plus large de démantèlement de l’université. D’autres enseignants aux États-Unis voient se profiler une « politique de la terre brûlée ». L’extrême droite américaine, point par point, élimine des champs entiers de la recherche, tout simplement en interdisant les mots qui désignent leurs études mêmes. « Après la presse, on s’attaque à la pensée critique de façon rapide et efficace puisque d’un trait de plume ils ont les moyens de couper les financements alloués à la recherche. Ce sont des hygiénistes et ils se servent de l’antisémitisme comme d’un prétexte. Historiquement, les financements publics des universités sont liés à la période progressiste des années 1960, 1970, notamment à l’application des droits civiques et le grand paradoxe est qu’ils les suppriment en désignant l’université comme un lieu d’antisémitisme. »
De ce point de vue, la direction de Columbia apparait un peu tétanisée, et n’envoie pas de signal fort. D’abord pour faire respecter la loi « puisque les coupes budgétaires ne suivent pas une procédure légale » tout comme les interventions de la police. Le 10 mars, avait lieu une réunion de crise où la question principale était de savoir si la direction pourrait jamais rassasier l’ogre qui l’assaillait ou s’il ne fallait pas clairement entrer dans un combat juridique.
« Étudiants et professeurs sommes sous surveillance, on fait attention à ce que l’on dit, des collègues ont déjà été piégés, de simples conversations ont été enregistrées et diffusées. On ne sait plus quoi dire sur Israël, on fait attention dans nos mails, toute critique sur ce qui se passe en Israël est mise sur le compte de l’antisémitisme, nous encourons des procédures disciplinaires, le terrain est miné. Il existe des listes de professeurs jugés antisémites dont les photos circulent, prises sur le campus alors que cela est interdit, il y a donc des gens qui ont accès aux caméras de surveillance de l’établissement et qui sont donc en lien avec la direction. Les étudiants sont terrorisés. Toute personne de nationalité étrangère avec un statut précaire se pose la question aujourd’hui de savoir si elle doit rester ici. Nous vivons une situation surréelle où les gens continue d’aller au café en dépit de tout cela. »
Au-delà de la destruction orchestrée de l’université américaine, le gouvernement Trump vise aussi obsessionnellement à dissuader les fondations, nombreuses aux États-Unis, qui fiancent la recherche. En particulier, sont dans le collimateur, celles qui encouragent des études sur le genre, ou les discriminations. Le gouvernement les menace d’être inspectées par l’administration fiscale....
Avec les États-Unis sous le règne du duo Trump/Vance, on comprend mieux le mouvement qui s’est amorcé en France dans la façon dont le financement des universités est dirigé et réduit. Il s’agit maintenant ici de s’y opposer avant de sombrer dans le néant et d’offrir aux étudiants français et étrangers une alternative au racisme et au mensonge.